Thomas Delaplace participait il y a quelques semaines à son premier BikingMan. Et pour une première, son choix s’était porté sur un morceau de choix: les Pyrénées, le Pays Basque et une épreuve Euskadi simplement épique, qui a fait pas mal de victimes parmi les participants avec un taux d’abandon record. Thomas, lui, est allé au bout, poussé par une volonté de prouver quelque chose, animé par une rage profonde de surpasser ce défi. Voici le récit de son aventure, son Euskadi, qui va bien au-delà des quelques jours passés sur le vélo:
Lundi 6 septembre 2021, 5h du matin. Je prends le départ de ce que je croyais être le point final de ma transformation entreprise il y a déjà deux ans. Mais en réalité, c’est le début de ma nouvelle vie…
Nous sommes en septembre 2019, soit 2 ans avant le BikingMan Euskadi, et je viens de fêter mes 39 ans. Du haut de mon mètre 78 et large de mes 120 kilos, plus rien ne va. Des années de regards en coin, de remarques sur mon apparence, victime de ce qu’on appelle du «racisme ordinaire», ont eu raison de ma jovialité et du peu de confiance que j’avais en moi. Une femme qui m’aime et une situation professionnelle pas trop mauvaise auraient pu faire de moi un homme satisfait et heureux si seulement la petite graine posée dans le coin de mon cerveau par certaines personnes n’avait pas détruit l’estime que j’avais de moi.
C’est décidé ! Je vais prouver aux autres ce que je vaux réellement et qui je suis réellement. Je m’oriente vers des spécialistes, nutritionnistes, diététiciens qui m’accompagnent et me rééduquent dans mon alimentation.
Dur dur de trouver le bon protocole quand on est juste un bon mangeur: je ne grignote pas, je ne suis pas un mangeur compulsif, juste un mec qui a un putain de bon coup de fourchette ! Manger peu, manger lentement, boire beaucoup… mon organisme est soumis à rude épreuve.
Maintenant il faut faire du sport… Je suis inscrit à une salle de sport depuis quelques temps déjà, mais là, il faut que je m’y mette sérieusement. 6 mois plus tard et quelques dizaines de kilos en moins, patatras, le covid et le confinement. Coup d’arrêt ? Non ! Mon collègue de travail, Guillaume, CrossFiteur émérite, se connecte en visio tous les soirs pour faire un WOD de CrossFit ensemble.
Je me sens bien, je m’affute et j’arrive même à faire mes premières tractions !!!
Fin du confinement, on peut refaire du sport en extérieur. Je m’oriente naturellement vers la course à pied mais des années de surpoids ont eu raison de mes genoux et m’obligent à ralentir la course à pied. J’ai un vieux vélo de course dans mon garage que j’ai depuis 1996 et qui me servait à me déplacer en ville. Pour les connaisseurs, un bon cadre en acier Columbus équipé en Shimano 600, l’ancêtre de l’Ultegra. C’est parti: 20, 50, 80 puis 100 kilomètres sur une sortie en juillet 2020. La satisfaction d’y être arrivé me motive à continuer.
Fin août, ce fameux Guillaume me dit qu’il a envie de s’essayer au triathlon et qu’il va grimper le Ventoux début septembre avec des potes. Il a le chic pour me motiver et me challenger celui-là.
Du coup, je m’inscris au triathlon de Toulouse version XS pour me tester (finalement le covid aura eu raison de l’épreuve). Et début septembre, je me lance dans l’ascension du Tourmalet. Je n’en parle pas, ne le dis à personne car j’ai peur de ne pas y arriver, de poser le pied au sol et finir par faire demi-tour.
Samedi 12 septembre donc, je prend mon vélo et embarque toute ma haine dans l’ascension du Tourmalet. Arrivé en haut, je fond en larme, une décharge émotionnelle qui me fait perdre tous mes moyens. Si j’ai réussi à gravir ce géant des Pyrénées alors je peux aller plus loin !
A mon retour, je cherche un nouveau défi et m’inscris au triathlon de l’Alpe d’Huez version M. Ce sera mon objectif 2021 ! Mais cela sera sans compter la découverte du BikingMan !
Début octobre, au détour d’une réunion avec des collègues, je découvre qu’un de mes collègues du Nord fait du vélo. On parle, on échange sur notre affection commune pour ce sport et nous en restons là. Quelques semaines plus tard, Romain, mon collègue du Nord m’envoie un mail avec une vidéo YouTube du BikingMan avec en titre : «les mecs sont des grands malades !!!». Je regarde la vidéo puis le flow YouTube m’en propose d’autres et naturellement je les regarde.
Mon esprit me dit que les mecs sont des machines, je n’ose même pas imaginer le faire un jour, même si je sais que j’aimerais pouvoir accomplir un tel exploit.
Puis le téléphone sonne :
– Allô ?
– Salut Thomas, c’est Romain, alors t’en penses quoi ?
– De quoi ?
– Ben du BikingMan !
– Euh…. C’est des malades les mecs !
– Ça ne te plairait pas ?
– Si, mais je n’ai pas le niveau…
– Franchement vu ce que tu as accompli depuis 1 an déjà, je vois que tu as un mental de fer et moi j’aimerais le faire, mais pas en solo. Et le faire avec quelqu’un qui a un gros mental comme toi, je pense que si on se projette pour dans un an, ça va le faire.
– Ok, merci. Laisse-moi y réfléchir
Il m’a fallu une semaine pour me décider et choisir quel BikingMan faire. Ce sera l’EUSKADI !
Et nous voilà partis pour 1 an de préparation : acheter un nouveau vélo, acheter le matériel de bikepacking et rouler…. Beaucoup rouler. Romain habitant Lille et moi maintenant sur Toulouse, nous trouvons un moment « enchanté » pour aller rouler ensemble 1 semaine en mars 2021 à Gran Canaria. Enchainer les journées, prendre de l’élévation et surtout rouler ensemble. Ça se passe bien, on roule bien ensemble et on s’entend bien.
Les mois se suivent et se ressemblent, je roule et bouffe des heures de selles. Bizarrement, à chaque fois que je me fais une sortie qui me sort de mon coin (la Pyrénéenne, l’ascension de l’Alpe d’Huez, le Ventoux…) le doute m’envahit. J’ai toujours la peur de ne pas y arriver, que c’est trop gros pour moi. Putain d’estime de moi ! Et pourtant ça passe. Pas au rythme d’un Van Aert, ou d’un Boursette (je commence à connaitre les références du BikingMan), mais ça passe.
L’échéance approche, on commence à parler stratégie. Combien d’étapes, comment on « découpe » l’épreuve. On commence à s’y croire… et là, 15 jours avant, Romain m’appelle pour me dire qu’il est forfait, gros problème au genou, et depuis quelques jours à chaque fois qu’il prend le vélo, au bout de 20 bornes, de violentes douleurs l’assaillent. Que faire ? J’abandonne ? Je me lance en solo ? Cela fait un an que je me prépare, 1 an de sacrifices, je ne peux pas laisser tomber comme ça. Je passe un mail à Axel Carion qui me switche sans aucun souci en solo.
Cependant, tout est remis en question. Seul, ce n’est pas la même qu’en duo. Qui va me motiver dans le dur, avec qui je vais discuter, avec qui je vais sortir des conneries ? Je revois donc ma stratégie de course et prépare mes playlists.
Samedi 4 septembre. Je me réveille, je pense à ce qui m’attend. Le stresse monte, la boule se place petit à petit dans mon ventre. 13h : c’est l’heure d’y aller, je charge mon vélo dans le coffre de l’auto, j’embrasse ma femme, caresse son ventre rond sous lequel un chantier est en cours de finition. C’est pour dans un mois ! Heureusement qu’on a fait le choix de l’Euskadi et pas du Portugal ! Arrivé au camping Eden Village Bela Basque, je trouve sans mal le point d’accueil des concurrents. L’accueil est chaleureux, j’apprendrai plus tard que tout ce petit monde qui t’accueille avec gentillesse, calme et bienveillance s’appelle les Race Angels (ils portent bien leurs noms ceux-là !). Récupération du dossard, check du vélo et des équipements obligatoires puis pesée du vélo: 13kg sans la nourriture et l’eau ; c’est pas mal ! Coup de pression supplémentaire : je croise tous ceux que je côtoie depuis des mois à travers YouTube ou Instagram comme Axel Carion, Laurent Boursette, Julien Marty, le FastClub… C’est assez comique car on a l’impression de les connaitre… mais pourquoi eux ne me reconnaissent pas?! Bref, j’ai l’impression que l’événement est trop gros pour moi.
Je doute, même si je me dis depuis que j’ai payé mon inscription que l’abandon n’est pas une option.
Je retourne à mon hôtel pour une petite soirée en solo en attendant le briefing du dimanche. Un bon burger et une bonne bière au bord de l’océan et demain matin j’irai me baigner.
Dimanche 5 septembre 14h, l’heure du briefing… Tout le monde est là. Les visages connus du BikingMan, les inconnus du BikingMan, ma boule au ventre et Muriel et Stéphane, deux participants qui vivent dans mon coin et que j’ai découvert sur Instagram. Nous avions beaucoup échangé ensemble durant cette année et nous avions même eu l’occasion de nous rencontrer pour l’apéro à la maison mi-août. Ça fait du bien d’être avec eux. Après le briefing, on reste, on discute, on partage et je n’ai pas vraiment envie de rentrer seul à mon hôtel, mais bon il faut se faire une raison. Arrivé à l’hôtel, je fais une visio avec mon épouse qui avait pris le temps de me glisser un cadeau dans mon sac car aujourd’hui, j’ai 41 ans !
Lundi 6 septembre, 5h du matin. Après avoir entendu les chants basques, je me place dans le 2ème sas. C’est parti! Les premiers kilomètres déroulent sans difficulté, il fait bon, je sens encore bon, il y a du monde, le jour se lève et les premières difficultés aussi. L’objectif du jour est d’arriver jusqu’à Argelès Gazost soit 315km et 5400m de D+. Col de Légarré, col d’Osquich, col de Bugalaran, quelques murs à passer puis en dessert pour la journée… Spandelles. Quand je pense à ce qu’Axel avait dit : «Avant le CP1 c’est l’apéro! Les choses sérieuses commencent au CP1». Heureusement, cette journée fut agrémentée par des messages de ma famille, d’amis, de prise de nouvelle de Muriel et Stéphane (les Wormes pour les intimes) et de coups de fil avec ma chérie. Je finis la journée à la force de la rage et l’envie de manger à ce fabuleux distributeur de pizza repéré en amont sur Argeles Gazost.
Mardi 7 septembre, 6h. Je sais que cette journée sera compliquée. Parti d’après mon plan pour rouler 200km et dormir à Escot: je m’étais imaginé partir d’Argeles Gazost, dérouler jusqu’au col d’Aspin, enchainer sur le
Tourmalet et survoler jusqu’à mon objectif du jour. Mais contrairement à Hannibal Smith, mon plan ne s’est pas déroulé sans accroc. Avant d’attaquer Aspin, il y a quelques petites difficultés à passer, on sert les dents et on avance! Aspin check! Tourmalet Check…Point!
Merci aux Races Angels qui ont le bon mot, le bon sourire, celui qui te donne envie de reprendre et de vite les revoir au CP2. Je renfourche mon vélo pour terminer mon ascension du Tourmalet et, arrivé au sommet, coup de fil d’un
ami :
– Allô Thomas ? C’est Damien, ça va?
– Oui ça va, dans le dur mais ça va!
– T’es où?
– En haut du Tourmalet!
– Ah bon? Moi je suis à Luz-Saint-Sauveur, descend vite qu’on boive un coup!
Mon pote est de Bordeaux et commercial dans la lunetterie. Sans me le dire, il avait organisé sa tournée en fonction car il voulait voir « l’extra-terrestre » selon ses dires. Bref je l’ai retrouvé sur Luz-Saint-Sauveur et on a bu un verre dans un bar… Petit moment de bonheur et de boost. Je reprend la route et m’arrête pour manger et dormir au pied du Soulor, soit 50 kilomètres avant mon plan initial. Finalement se fut une bonne chose, cela m’a permis de couper «tôt» et de dormir «tôt» car demain il va falloir rattraper le retard pris: objectif CP2.
Mercredi 8 septembre, 4h du matin. Jambes lourdes, cul douloureux, je me remets en route avec le Soulor en guise de petit déjeuner. Je sais que la journée va être longue, 225km et 6 500m d’élévation. Soulor, Aubisque, Marie Blanque, Ichère, Labays sont au programme du matin. C’est magnifique mais éprouvant. Je ne compte plus le nombre de fois où je touche la manette de droite au cas où par magie 2 dents seraient apparues! Après ma pause repas sur Arette, je teste mon premier powernap sous le soleil au pied d’un arbre. 20min me fera du bien… bon 45 min. Je me réveille et repars!
La Pierre St Martin, Issarbe, Hourcère, Soudet, ça n’arrête pas. Hier, j’avais Damien pour mon coup de boost, aujourd’hui, arrivé à la frontière Espagnole, c’est mon frère ! Je reçois une vidéo sur WhatsApp. Petit montage vidéo de famille tourné de façon humoristique pour m’encourager et me dire qu’ils sont fiers de moi. Originaire du nord et flamand de surcroit, on n’exprime pas beaucoup ses sentiments mais là, le message était clair. Autant dire que la descente sur Isaba fut délicate car avec les yeux mouillés, c’est compliqué. Arrivé sur Isaba, je m’arrête pour manger un bout et regarde ce qu’il me reste pour atteindre le CP2. Chaud mais jouable… L’ascension de Larrau me semble interminable surtout que coté espagnol, on n’a pas les indications des kilomètres restants et des pourcentages. La descente est périlleuse : nuit, brouillard, pluie, froid, orage au loin, chèvres et vaches en plein milieu de la route mettent du piment et finissent par me tétaniser les mains. Allez la dernière et on est au CP2: Bagargui !
Puxxxx Bagargui ! Rien que d’y repenser, j’en ai encore des frissons. Je pense que ce fut la pire des ascensions de mon BikingMan. Pourquoi pédaler quand tu te rends compte que tu irais plus vite à pied?
Heureusement qu’il y avait le CP2 au bout comme objectif du jour, enfin de la nuit puisque j’y arrive enfin à 2h du matin ! 22h sur la selle. Comment j’arrive encore à tenir debout?
Jeudi 9 septembre, 6h du matin. Après avoir dormi au CP2, je repars. Le temps est mauvais, gris, brouillard, je n’arrive pas me réchauffer. Une certaine routine s’installe. Quand je pars, je m’arrête systématiquement au premier endroit où je peux manger : boulangerie, café, peu importe car ici on ne sait jamais quand sera le prochain repas et c’est encore plus vrai après le CP2. Merci Radio Cyclo pour l’info ! Les paysages somptueux en deviennent banals. C’est beau… Normal quoi ! La journée se passe sans encombre. Si tout va bien, c’est ma dernière grosse journée et demain, je retrouve l’écurie.
Autant au début de la course on voit du monde, que plus les jours passent, plus on est seul. Ce jour-là, je n’ai vu personne de la course, à se demander si on est sur la bonne trace.
Vendredi 10 septembre, 5h du matin. C’est la der !!! Il me reste 120kms et 2 000m de dénivelé positif. Je suis sur un nuage, je vais le faire…Famille, amis… Je reçois pleins de messages pour m’encourager dans cette dernière ligne droite. Je ne pensais pas qu’on me suivrait autant.
Les Wormes m’attendent d’arrache-pied à Anglet. Quand on voit ce qu’il me reste à faire, on se dit que c’est bon, que c’est dans la poche. Mais en réalité c’est dur, non pas sur le plan physique, mais sur le plan mental.
Je suis rincé, fatigué, je m’arrête souvent, je fais la tournée des bars. Arrivée à Sare, je m’arrête prendre mon traditionnel Coca + Perrier en terrasse. Je cligne des yeux 25 minutes. Quand je les ouvre, j’entends un chaleureux «ça va Thomas ?». Deux Race Angels qui était censés m’attendre vers la Rhune pour les photos, me voyant arrêté depuis un moment ont décidé de descendre pour voir si j’allais bien. Ils m’ont trouvé endormi en terrasse, ce sont installés à côté de moi, on pris un café et ont attendu que le crasseux au vélo dormant se réveille ! On discute un peu, on rigole et c’est reparti ! Je passe à côté du petit train de la Rhune, la corniche et le « Boursette mémorial ». Le long de l’océan est magique. St-Jean-de-Luz, et enfin Anglet. De la corniche à Anglet, je n’ai quasi pas arrêté de pleurer. La décharge émotionnelle est intense, voir violente. Moi qui pensais que cette épreuve allait être le
point d’orgue de ma vie, je me rends compte c’est juste une étape et le début de ma nouvelle vie.
Je suis parti faire ce BikingMan le cœur rempli de haine, avec l’envie viscérale de prouver à tous ceux qui n’ont jamais cru en moi que j’en étais capable, capable de faire un truc exceptionnel qu’eux-mêmes n’auraient pas été capables de faire. C’était le côté obscur qui m’animait. Ce vendredi 10 septembre à 13h30 à Anglet, tout a disparu. J’ai tellement reçu de messages de soutien et même d’admiration de mes proches, d’amis de
longue date que je n’avais pas vu depuis une éternité et que seuls Facebook et Instagram nous donnent l’occasion de rester en contact, qu’en réalité, c’est eux qui m’ont porté durant cette course, sauf peut-être à Bagargui ! Se recentrer sur l’essentiel, vivre à fond ses passions, savoir qui compte réellement pour vous et les aimer, ces personnes, et se foutre des autres.
Voilà, c’était le récit d’un gars qui, il y a deux ans jour pour jour, faisait 120kgs et était perdu.
C’était le récit d’un gars qui, il y a un an jour pour jour, grimpait le premier col de sa vie à vélo.
C’était le récit d’un gars qui, il y a trois semaines est devenu un BikingMan.